Humanitaire, idéologie et … humanité

Après la victoire communiste contre l’armada américaine pendant la Guerre du Vietnam, André Glucksmann, Jean-Paul Sartre et Raymond Aron ont pris l’initiative, en janvier 1979, de lancer une opération de sauvetage (« Un bateau pour le Vietnam« ) pour sauver des milliers de boat-people vietnamiens d’une noyade assurée.

Source : http://olivier.hammam.free.fr/actualites/documents/reacs/images/sartre.jpg

Qu’en disait André Glucksmann, cinq ans plus tard, en 1984 ?

 » Des gens sont sur les eaux internationales, et se noient, il s’agit de les repêcher.
Ce n’était pas idéologique, mais opérationnel et ponctuel.
Ce n’était pas  » la solution mondiale aux maux de l’humanité « , mais une action précise pour quelque vies.

L’étonnant, c’est que ça n’aille pas de soi.
La paralysie universelle est moins due aux difficultés techniques, surmontables on l’a montré, qu’à ce qui pèse dans nos crânes.
Une position d’intellectuels vaut par le blocage mental qu’elle lève.
La gauche dévote ne voulait pas perdre sa seule victoire : la  » révolution vietnamienne « (…).
La droite, pour avoir martelé pendant un siècle  » la France-aux-Français « , n’allait pas exiger cinquante mile visas de plus pour ces Jaunes.

Entreprise privée, financée par quelques milliers de petits chèques individuels, l’Ile-de-Lumière et ses médecins ont sauvé quelques milliers de noyés en puissance et en ont soigné des dizaines de mille. »

(Extraits de  » Entretiens avec le Monde : les philosophes « , par Christian Delacampagne, 1984, Ed. La Découverte)

Rétrospectivement, il apparaît que cette analyse est importante autant par son contenu que par sa date.
Le paysage intellectuel, autour de cette l’initiative prise en 1979, était encore largement déterminé par les évènements de 1968, dont un des slogans était :  » Tout est politique « .
Cette analyse révèle, avec force, une sorte de détachement du principe de l’action humanitaire de tout discours politique, à une époque, pourtant, où la plupart des militants des ONG étaient des militants engagés à gauche (au sens large) – et Sartre n’était pas le moindre des inspirateurs d’un discours de gauche radicale.
Et de voir Sartre et son « petit camarade » Raymond Aron, bras-dessus bras-dessous, sortant du bureau élyséen du Président Giscard d’Estaing (voir la photo ci-dessus) a eu un impact médiatique, mais dont la signification apparaît aujourd’hui comme quelque peu prophétique.
En effet, ce sont les ONG qui se sont fondées sur une neutralité et une impartialité sourcilleuses qui ont réussi à inscrire leur action dans le temps – sur presque deux générations (MSF,MDM, ACF, et dans des domaines différents de l’action d’urgence, Amnesty International, la FIDH,etc,etc…).
Toutes celles qui se sont fondées sur un engagement politique (par ailleurs légitime) ont disparu, ou sont mortes de leur belle mort, parfois par désillusion d’avoir soutenu des leaders de gauche, dans ce qu’on appelait le tiers monde, qui se sont révélés des dictateurs-tueurs.

D’où la question : n’y avait-il pas, derrière cette démarche, une vision prophétique de ce que l’humanitaire apparaîtrait, inévitablement, comme une action autonome au-delà des clivages de la guerre froide, disparue avec la chute du Mur de Berlin en 1989 ?

Comme quoi, c’est l’action qui rassemble les hommes, alors que les idées les divisent.
 » L’âme n’est pas bête, quand on ne l’encombre pas d’idées. »
(E. Kaiser)

Mais alors, dira-t-on, pourquoi ces tombereaux de critiques sur l’action de l' »Arche de Zoé » en 2008, qui , apparemment, fondait son opération de sauvetage des enfants du Darfour sur le même principe ?

Quand à l’époque, des individus, connus ou non, voulaient engager une action d’urgence « pour sauver des vies », ils allaient s’adresser publiquement aux pouvoirs en place pour solliciter des visas, des autorisations, des permis de séjour – et en mettant les puissants « en demeure » de répondre devant l’opinion publique à témoin : ils ne pouvaient pas ne pas régir.
En aucun cas, on aurait imaginé un instant Sartre, Aron et Glucksmann se lancer dans une opération dont le discours fondateur aurait consisté à mettre les autorités devant le fait accompli, tout en mentant aux communautés locales, au personnel local et aux familles d’accueil…

Dans le même ordre d’idée, on citera ici quelques extraits des textes d’Edmond Kaiser, fondateur de « Terre des hommes » qui écrivait ceci :

 » Pas d’utopies. Fini. (…) Des siècles ou des millénaires passeront avant que ne passent les malheurs du monde, la transformation de l’homme elle-même, fût-elle réalisée, aurait pour vice de ne pas être héréditaire… »

Question : «  Comment les gouvernements des pays étrangers vous accueillent-ils lorsque vous venez vous occuper de la détresse de leurs habitants ?  »

Réponse : «  Quand nous avons exposé nos idées, nos projets, ils nous disent oui.
Bien sûr, il y a des promesses non tenues, ici et là.
Mais aucun de nous n’a jamais été tué pour avoir osé dire ce qu’il avait à dire.
Je dirais qu’à chaque rencontre de ce type, nous avons eu une heure pour séduire ou terroriser le pouvoir. Notre force, c’est de n’être rien du tout devant ces gens qui détiennent le pouvoir, nous pouvons même les terroriser.
Car l’attribut essentiel du pouvoir, c’est la trouille. De le perdre. »
(…) Ce ne sont pas des gens très « persuadables ».
Généralement ils ont une image de marque qu’ils croient devoir préserver plus ou moins.
Et ce serait quand même assez mal reçu de mettre à la porte quelqu’un qui veut s’occuper des enfants conducteurs d’aveugles, par exemple.
Donc s’ils ne sont pas pour, ils ne peuvent pas être contre, et ce qu’on peut alors leur demander de mieux, c’est de nous fiche la paix et de nous laisser travailler.
En poussant ainsi, en forçant quelque peu la main, nous pouvons obtenir des accès qui, avec la diplomatie courtoise ordinaire, nous seraient fermés. »

Question : « Quels sont vos rapports avec les politiques ? »
Réponse : «  Aucun. C’est ce qui nous permet de frapper fort. »
(Octobre 1993)

« Le telex, c’est le meilleur moyen d’emmerder le monde.
Parce que le message atteint toujours son destinataire.
(…)
Les Chefs d’Etat, ces gens si objectifs et saoûls d’eux-mêmes, sont très frappés de recevoir des messages aussi insolites.
(1985)

Et en cognant sur la tête des grands, on fait du bois pour les petits. »

Lettre de Edmond Kaiser au Gouvernement suisse (03.05.1991) :
 » Hier, 2 mai 1991, en goguette à la célébration du 700 ème anniversaire de la Confédération, vous avez fait donner vos « forces musclées »(la presse) contre quatorze enfants, femmes et hommes kurdes réfugiés en Suisse.
Intervention qui donne la mesure de votre sauvagerie, ordinairement masquée.
Il est bienséant de la stigmatiser.
En exprimant le voeu que le peuple suisse reprenne en fin son âme, sa conscience et ses pouvoirs, en vous évacuant d’emplois dont vous êtes indignes.
Inaptes à gouverner, complices ordinaires du pire, adeptes de la violence, vous êtes des misérables. »
(…) Représenter le peuple par le droit est une chose, en avoir l’âme en est une autre.
Jusqu’à quand serons-nous mêlés à cette ignominie ? « 

Des quantités de lettres comme celles-là….
Comme disait André Glucksmann :
 » L’étonnant, c’est que cela n’aille pas de soi… »

Anecdote : lors d’un déplacement parisien pour une conférence de presse, devant attendre une bonne heure dans une brasserie de la Gare du Nord, à Paris, Edmond Kaiser nous dit, d’un regard malicieux, presque enfantin : «  Vous savez, je suis né pas loin d’ici, Boulevard des Batignolles. Mon père étant décédé alors que j’étais encore très jeune, ma mère devait travailler toute la journée…. et je crois que la grande chance de ma vie a été de ne recevoir aucune éducation… »

4 Responses to Humanitaire, idéologie et … humanité

  1. Lebreuvaud Stéphanie dit :

    Et c’est certainement pourquoi, il devait-être un homme simple, mais plein d’ambitions généreuses pour les autres ! Il est vrai que c’est aussi une certaine mode de nos jours, d’être intellectuelle, mode, que je fuis au gré de mes rencontres…me rapprochant naturellement du naturel et du spontané, voir sans commentaires, dans le silence…le silence n’est pas assez présent de nos jours, ces blablas quotidiens ne font qu’alourdir la peine et la souffrance du monde dans lesquel nous vivons…donc de l’action, et encore de l’action, il n’y a que ça qui vaille !

  2. […] mais on ne peut s’empêcher de se souvenir d’un Glucksmann autrement plus inspiré, du temps du président Giscard d’Estaing … et idem pour […]

  3. […] la conviction «   » De partout, des gens se lèvent et parlent «   » Humanitaire, idéologie et… humanité «   » Multinationales et ONG : la danse du ventre ? «   » Des ONG […]

  4. Celina dit :

    Lorrie, it’s so wonderful to hear your e-voice and I can ‘hear’ it as if you’re sitting across from me at a coffee shop. When you are back up in Canada, I would love to see you, especially since, chances are, you will most likely be up here sooner than I’ll be in California. Thank you for your feedback about my bl780#g23&;you&#821o;ve made my day, my week! I am so glad you like it. It is going through some changes, growing pains, and will look better soon… I’ll be writing you before long, as I’ve been thinking of you… Jan xx

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