Dans la réflexion nécessaire sur le rôle de la justice face aux crimes de masse, la remarquable émission « Répliques » d’Alain Finkielkraut, sur France-Culture, le samedi 22 octobre, mérite qu’on en retienne quelques extraits et citations, à l’occasion du débat lié à la publication de deux livres essentiels sur ce sujet lancinant des XX ème …et XXI ème siècles.
« Le silence du bourreau » de François Bizot
et celui de Thierry Cruvellier :
» Le maître des Aveux «
Douch, leader Khmer Rouge, a été jugé pour crime de guerre et crimes contre l’humanité en 2009, au cours d’un procès où François Bizot a été convoqué par le Tribunal comme témoin de personnalité, pour avoir connu Douch avant l’arrivée du régime Khmer Rouge au pouvoir, et donc avant qu’il ne devienne le bourreau de milliers de personnes emprisonnés dans » S 21 « , le centre de détention et de torture des … cadres du Parti.
Dans son introduction au débat, Alain Fikielkraut mentionne qu’Hanna Arendt est morte en 1975, l’année même où les Khmers Rouges entrent dans Pnom-Penh.
A propos du nazisme, elle avait soulevé les questions : » Que s’est-il passé ? Pourquoi cela s’est-il passé ? Comment cela a-t-il été possible ? » . Ces questions ont survécu à Hanna Arendt : » elles hantent et tourmentent tous ceux qui essayent de comprendre l’histoire terrifiante du Kampuchea démocratique « .
A partir du débat – qu’il est impossible de transcrire intégralement – on pourra retenir les quelques réflexions et citations suivantes :
François Bizot :
» A l’approche du procès, je me suis rendu compte que je voulais dire ce que j’avais vu et ce qu’il me semblait croire maintenant. (…) Ce que j’avais vu, ce que j’avais cru, c’était l’impression qu’entre Douch et moi, entre le bourreau et le prisonnier – condamné à mort – que j’étais, il n’y avait, au plan de l’humanité que je voyais de lui, pas grande différence. » (…)
» Quand vous parlez d’empathie, je me suis effectivement mis en quelque sorte à la place de Douch (empathie n’est pas synonyme de sympathie). (…) Quand on a très, très peur, on essaye de survivre. Ma manière à moi de survivre, ça a été de réagir en ouvrant mes yeux sur lui, en essayant de le percevoir, et d’une certaine manière en essayant de le séduire, pour l’amener à ouvrir les yeux sur moi. (…) J’ai essayé, (…) en me mettant à sa place, de trouver sa fragilité, et je pense qu’aucun homme ne résiste à ça…
Pour Thierry Cruvellier, la reconnaissance de » l’humanité dérangeante » chez le bourreau n’est nullement une complaisance vis à vis de ses crimes :
» Dans les procès de ce genre, ce qui est frappant, c’est qu’on a des semblables en face de nous…Des hommes comme Douch, professeur de mathématiques, apprécié de ses élèves, équitable dans ses cours, soucieux de justice sociale.
(Au Rwanda, ou au Sierra Leone) dans d’autres circonstances, il ne seraient jamais devenus des criminels – et une fois que ces circonstances se sont résorbées, ils ne le sont plus non plus… (…) Hanna Arendt parvient aux mêmes réflexions pendant le procès Eichmann. (…)
A. Finkielkraut : » Le sadisme se révèle autour de l’aveu. Le régime Khmer, comme tous les régimes totalitaires, était un régime paranoïaque. Il ramenait la lutte politique à la lutte contre l’ennemi, mais il était assez lucide pour ne pas croire à la vérité des aveux qu’ils extorquaient. D’un côté ils tombaient dans le délire d’interprétation (des espions ! des espions !…) et d’un autre côté ils n’étaient pas tout à fait dupes de leur propre délire.(…)
Th. Cruvelier : » Une fois que l’homme est dans le crime, notre compréhension va s’arrêter, il y a un niveau de la cruauté qui nous sera toujours inaccessible.(…)
F. Bizot : « Le sadisme est proche de la cruauté et la cruauté est un élément indispensable dès lors qu’on veut tuer. Un homme qui n’est pas en disposition de tuer, de torturer, ne parvient pas, ne parviendra jamais à le faire. Pour cela il faut qu’il se dote des instruments que la nature lui a donnés et qui sont nécessaires : la colère, ce sadisme qui est en nous, cette cruauté – et à ce moment-là on a la force de torturer. Je ne crois pas que personne soit exempt de cette capacité de cruauté. Nous avons des barrières contre cela, des interdits, des tabous et nous n’en parlons pas. Mais ce n’est pas parce que nous n’en parlons pas que nous ne sommes pas habités par les éléments nécessaires, si, dans une situation donnée, nous avons besoin d’y recourir. »
A. Finkielkraut : « Se méfier de l’homme, se méfier de soi-même…. encore faut-il s’interroger sur le « charme » de la radicalité. (…)
Il y a une citation de Joseph Joubert au lendemain de la Révolution française : » La haine du mal même peut rendre les hommes méchants s’il est trop dominant, trop seul, pour ainsi parler, parmi nos autres sentiments. De là vint cette monstruosité d’évènements dont nous avons été témoins : c’est la Terreur. Des leçons d’humanité en furent suivies de cruautés épouvantables, la pitié fut tournée en rage. Les tableaux répétés de l’humanité souffrante rendirent les coeurs inhumains. » (…)
La radicalité put expliquer le mécanisme du crime : on réduit le monde à l’affrontement de deux forces et le XX ème siècle a vécu sous le paradigme de la guerre, et une force représente l’humanité, l’autre force ce sont les ennemis de l’humanité, entre l’une et l’autre il ne doit pas y avoir de « quartier ». Ainsi devient-on peut-être un tortionnaire…
S’en suit une réflexion sur la part de l’idéologie radicale comme « moteur d’activation » de la cruauté vis à vis de catégories entières de population – et non pas seulement vers des individus précis.
Il y aura toujours une part de mystère dans ce type de tragédie collective, chez les acteurs face à tant de victimes.
L’étymologie du mot « mystère » indique » ce devant quoi on ne peut que se taire « , qui avoisine curieusement une utilisation propre au Moyen-âge : pièce de théâtre à caractère religieux…