Les « gratuits », la bêt(is)e humaine et les ados

Un des arguments de promotion des journaux gratuits est leur mise à disposition, sur le trajet de l’école, à des adolescents et étudiants sans le sou, qui reviennent ainsi, pour une partie d’entre eux, à la lecture.

Bon, alors prenons un journal gratuit de Suisse, ce mercredi 13 décembre 2006.

A la Une, les titres suivants :

«  C’est le 5 ème rodéo en un mois  » : l’histoire de deux jeunes gitanes (15 et 23 ans) qui ont fui à la vue d’une patrouille de garde-frontières. « On ignore si ces deux Gitanes ont commis des cambriolages« . Le cambriolage est donc supposé consubstantiel à l’identité Gitane. Mais l’information, c’est qu’on ignore si

 » La police traque le serial killer  » :  » La police a découvert cinq corps dénudés de prostituées « .
Vite, page 8, où l’on n’apprend rien d’autre que l’adresse du site de la police du Suffolk.

« Hymne au sexe, « Shortbus » tente de faire des adeptes ». Voir pages 20 et 23 :
« Film évènement qui a fait sensation au dernier Festival de Cannes. Les première minutes montrent une autofellation réussie (…) pour laisser la place à une heure et demie de découvertes sensuelles, de positions époustouflantes, de ménages à trois, partouzes déjantées, défilés de godes et guirlandes de pinces à seins ».

Trois lignes plus loin, on trouve l’adresse du site Internet des futurs « Shortbus« , « …salons privés où il n’y a aucun interdit et où l’amour est le maître-mot. On peut y réaliser ses fantasmes avec des hommes et des femmes qui s’aiment sans tabous ni préjugés, ou simplement regarder. »
Le réalisateur a accordé une interview à « Libération » (wouaouhhh… ça va penser…) :  » Jusqu’à l’arrivée du SIDA, le sexe était montré de façon de plus en plus explicite au cinéma. Avec l’arrivée de la trithérapie, on a recommencé à utiliser le sexe comme langage. Mais c’était un sexe négatif, traumatisant. Il m’a semblé qu’on pouvait utiliser ce langage différemment ». (Vous avez compris l’argument, vous ? Bon, les ados comprennent, probablement)
Nonobstant, un petit mot sur le préservatif n’eût été ni superfétatoire, ni outrecuidant, ni même intempestif…

Autre titre : « Toujours libre, B.R. est inquiet pour les chanvriers« . Voir page 2. Interview :
 » Ma condamnation me révolte. Mais la connerie me stimule. » Tiens, nous aussi.
La  » célébre figure nationale des cultivateurs de chanvre était hier à Genève« . Tiens, ben nous aussi…
Question :  » Vous avez été condamné à plus de 5 ans de prison. Que vous inspire ce jugement ? »
Réponse : « J’ai la conscience tout à fait tranquille. (…) Pour vous dire, le matin du jugement, j’ai dû mettre mon réveil pour être sûr d’être à l’heure au Tribunal ». Fort, le gars, quand même !
Question : « Pourquoi vous n’êtes pas encore en prison ? »
Réponse :  » J’attends toujours les considérants.(…) Je ne sais toujours pas pourquoi j’ai été condamné ».
Question : « Que faites-vous en attendant ? »
Réponse:  » Je vends de la drogue dure ! (…) Je cultive des fruits bio qui servent à produire des alcools forts. »
Si les défenseurs des droits de l’homme carburent aux alcools forts…

Toujours page 2 : une brève :
 » Il l’avait tuée de 7 coups de couteau » :
(…) Le procès d’un toxicomane de 40 ans s’est ouvert hier à V…. En 2004, il avait tué une amie de 40 ans d’au moins 7 coups de couteau (…) L’homme qui n’a jamais pu expliquer son acte, risque l’internement. Ivre le soir du drame, il était venu chez la victime « pour discuter« .

Page 3 :  » Le golden retriever qui s’est jeté sur une fillette de 5 ans a retrouvé ses maîtres « .
(…) L’avocat des propriétaires du chien précise qu’aucune plainte n’a été déposée (par ses clients) pour vol et sequestre de l’animal. Il a perdu 7 kilos et était apparemment (sic) enfermé dans un cachot à la SVPA (Société de Protection des Animaux), détaille (l’avocat). Quelques jours de plus et il serait décédé. Mais nous attendons d’avoir tous les éléments pour nous prononcer ».
Il vous manque quel élément, cher Maître ?

Page 4 :  » Policiers brutaux condamnés « :
 » Le Parquet tessinois a condamné 3 policiers à 10, 15 et 30 jours de prison pour avoir maltraité des écoliers en septembre 2004. Lors d’une rixe entre 3 Grisons et des jeunes tessinois, les policiers sont intervenus de manière « brutale, arbitraire et démesurée ». Les 3 policiers, âgés de 25 à 28 ans, ont frappé les écoliers qui ne se sont en aucune manière défendus. »
Les écoliers avaient probablement lu un « gratuit » dans le bus scolaire.

Page 7 :

1 – « Durex cherche des testeurs qualifiés « 
« Le site www…….nz, invite les personnes qui veulent se faire plaisir et pensent posséder les qualités requises à remplir un long formulaire. Mais le site ne précise pas quelles sont ces qualités. « Les Néo-Zélandais sont énergiques sexuellement. Il est donc sensé d’en sélectionner un petit nombre afin de tester notre dernière innovation, au nom de la recherche », explique la responsable. »
La longueur du formulaire a-t-elle été conçue et élevée par les consultants au noble statut de préliminaire ?

2 – Juste à côté de la précédente « information » :

« Un pitbull arrache les orteils d’un bébé »
(…) Selon le vétérinaire, le chiot pourrait avoir simplement cherché à allaiter (?).
Les chirurgiens n’ont pas réussi à remettre les orteils du bébé en place et celui-ci a été placé dans une famille jusqu’au verdict du procès de ses parents, inculpés pour abandon d’enfant et négligence criminelle. Le chien est, lui, en quarantaine pour déterminer s’il a la rage. Son sort n’a pas été déterminé. »
Il court probablement vers son destin.

Page 8 : « Quatre personnes, dont une mère et son fils, ont été égorgées lundi soir dans un appartement, près de Côme. La police enquête dans les milieux de trafiquants de drogue qui pourraient avoir agi par vengeance contre le père. »
Il n’est pas dit : »On ignore si  » c’était une famille kosovar ou colombienne (la longueur de la ligne aurait dépassé l’espace « imparti » au bas de la page…)

Page 8 : « Iran – Le Ministre des affaires Etrangères a rejeté hier les critiques envers la Conférence sur l’Holocauste. (…) D’après le ministre, le but de la rencontre n’était pas de nier l’existence de l’Holocauste, mais de laisser les gens « exprimer librement leur opinion »(…)
Faut-il sous-entendre que si Hitler « exerçait » aujourd’hui, il y aurait un débat télévisé entre les « pour » et les « contre » de l’Holocauste ? Avec « questions SMS des téléspectateurs » ou un « Radio-Public » ?

Page 8 (juste à côté de la précédente « information ») :

« De la cocaïne dans les sucettes pour enfants »
« La Garde Civile espagnole a annoncé hier la saisie de 4 500 doses de cocaïne camouflés dans des sucettes. La drogue, détectée à l’aéroport de Madrid, a été saisie dans 55 sucettes contenant chacune entre 80 et 90 doses de cocaïne dissimulées à l’intérieur du bonbon ».
Vous êtes bien sûrs que ce n’était pas l’inverse ? Des bonbons dans la cocaïne ?

Allez, on souffle avec une bonne nouvelle (page 13) :

« Le Ministre britannique des Affaires Etrangères recommande aux diplomates de Sa Majesté de ne plus se servir de l’expression « guerre contre la terreur – « war on terror », utilisée à mauvais escient dans le contexte politique mondial et notamment au Proche-Orient, où cette locution est souvent confondue avec « guerre contre l’Islam ».
Combien d’années d’études pour devenir diplomate de La Très Gracieuse ?

On reprend avec les choses sérieuses :

Page 13 : « En Italie, il y a moins de meurtres qu’en Suisse »
« Aussi étonnant que cela puisse paraître, après les nouvelles de meurtres multiples dans la pègre napolitaine, le taux de meurtres perpétrés dans la Péninsule est en-dessous de celui de la Communauté Européenne (sic), de la Suisse et de la Suède. Il atteint 1,2 sur 100 000 habitants entre 2001 et 2002. Le taux en Suisse est de 2,1. »
On murmure dans les mileux bien informés qu’il ne faut pas exclure un « erratum » dans le même torchon, demain matin, pour dire que les chiffres ont été malencontreusement inversés, et peu importe car le journal d’aujourd’hui sera déjà loin … et le correctif remplira le même espace de papier.

Page 15 : « Attention, les chiens sont aussi des contribuables »
« Ce propriétaire de chien n’en revient pas » .
(Les Impôts) « l’invitent à payer, dans les dix jours, l’impôt sur les chiens. Mais il était aussi précisé qu’à défaut de paiement (…) le chien pourra être saisi sur ordre du Prefet et mis en fourrière. (…) La loi neuchâteuloise prévoit en effet que l’animal pourra être saisi par la commune, qui statue sur son sort, et peut le confier à la SPA ou le faire abattre si nécessaire ».
Cette fois, contrairement au précédent sus-mentionné, le chien a réussi à échapper à son destin.

Page 21 : « Ils réalisent votre fantasme sur mesure » :
« Pas le temps d’imaginer des scénarios érotico-romantiques pour pimenter sa vie de couple ? Une agence anglaise sur Internet se charge de tout… à condition d’en avoir les moyens. Le slogan du site est  » La vie ne se mesure pas au nombre de fois où l’on inspire, mais le nombre de fois où l’on a le souffle coupé ». Tout est dit ». En effet..
Les clients
(…) sont à la recherche d’expériences osées car ils sont souvent enfermés dans une routine stressante. de l’escapade coquine dans un lieu insolite au film vidéo porno en passant par la séduction par un inconnu, (l’agence) réalise les fantasmes les plus fous. Coût moyen d’une telle expérience ? 16 000 francs ». (10 000 euros)
Donc, jouez au Loto – voir pub au verso de l’article.

On vous fera grâce des pages « People », parce que les précédentes n’en étaient pas, c’étaient les pages « faits de société »…:
Où l’on apprend (du verbe « apprendre« ) :
– que Sienna Miller (who’s that girl ?) n’a « jamais cherché à devenir célèbre » (so what ?) ;
– que Heather Miller (who’s that girl ?) touchera 275 millions de francs suisses (sous forme de pension – le détail méritait d’être mentionné), afin de régler « au plus vite » la procédure de divorce avec Paul MacCartney ;
– qu’Halle Berry (who’s that girl ?) se lance dans la chanson, mais que la sortie de son album, prévue le 9 janvier 2007, a été retardée « l’actrice étant retenue par un tournage en début d’année » (aïe,aïe,aïe) ;
– qu’Angelica Jolie (we know that girl…) n’avait jamais voulu « piquer » Brad Pitt à la comédienne Jennifer Aniston (who’s that girl ?), qu’elle choisit ses tournages pour pouvoir passer du temps avec ses enfants, et qu’elle aimerait en avoir encore beaucoup d’autres (adoptés ? les contrats médias rapportent plus que ne coûtent les frais de procédure d’adoption, isn’t it ?) ;
– que Tory Spelling (who’s that girl ?) attend un garçon, dont le deuxième prénom (sic) sera Aaron;
– que pour Lily Allen (who’s that girl ?), le joueur Beckham,  » c’est l’idée que je me fais de l’enfer« , et qu’elle préfère « les rondouillards presque chauves à lunettes », mais qu’elle serait cependant prête à coucher avec Beckham pour 2 millions de francs.
Nous apprenons enfin que Naomi Campbell a dit :  » J’adore l’Angleterre et la nourriture anglaise : il n’y a rien que j’apprécie plus qu’un bon bol de pâtes ».

Voilà donc, bonnes gens, le type d’informations que nos ados lisent chaque matin en allant à l’école.
Multipliez cette injection par 250 jours par an…

Est-ce que les éditeurs et « journalistes » qui travaillent dans ce type de torchon savent … que la bêtise humaine est incommensurable ?
Ont-ils une quelconque perception – le mot « conscience » serait abusif – de leur contribution à l’abrutissement général ?
Ont-ils la décence d’aller vomir en rentrant chez eux le soir ?

Pas une once de recul : ne parlons même pas de regard ou de distance critique (c’est épuisant), mais seulement des faits – pardon, du factuel, comme vous dites – à la pelleteuse, et, visiblement, vous ne savez même pas trier les déchets…

A quoi tout cela-sert-il ?  » : la question vous -a-t-elle effleuré ? Serait-ce là une atteinte à la déontologie de la profession, que chacun sait « menacée et difficile » sinon risquée ?
Vous ne faites que de la compilation de « nouvelles » coupées-collées sur Internet, vous n’êtes même pas fichus d’écrire une phrase…
Tout le monde hurle au « manque de répères » chez les jeunes : et on se plaint d’être obligé de faire du sécuritaire parce que « le social a atteint ses limites ».

Et vous, en avez-vous des limites, à la nullité de vos babillages ?
Petite curiosité : vous parlez de quoi, à la pause-café de votre « conf de rédaction » ?

A quoi cela sert-il d’être « journaliste » dans le pays le plus riche du monde, si c’est pour « produire de l’info » sous la forme d’une telle soupe à chien quotidienne ?
Qui ose encore se plaindre de la violence, sexuelle ou non, à l’école, quand, 250 jours par an, votre poubelle de merde se déverse sur des milliers d’ados, juste avant d’entrer en classe ?
Vous voulez un scoop ? Il existe des filles de 15 ans qui se vantent, dès la première semaine d’école,
de « se payer tous les garçons de la classe » avant la fin de l’année scolaire ?
…ça, c’est du factuel pour ados, n’est-ce pas ?

Inutile de réagir en vierges effarouchées : il ne s’agit pas ici de croisade morale, mais de la liberté de penser et de dire que le dictionnaire (vous rappelez-vous ce que c’est ?)
regorge de mots pour qualifier ce « travail » : nullité, irresponsabilité, crétinerie, débilité, ineptie, niaiserie.
Il y aussi dans le dictionnaire un joli mot : pusillanimité, presque synonyme d’insignifiance.
Oui, tout cela n’a aucun sens.
Vous dépensez du fric pour RIEN.
Vous travailler pour produire du NEANT.

On se rappellera utilement un reportage de télévision, il y a quelques semaines, où une consultante fort sérieuse, à la question de savoir comment calculer au plus près le nombre de personnes résidentes-touristes sur une saison entière dans une station de ski – sachant que de nombreux touristes logent ici ou là, sans être enregistrés comme touristes dans les hôtels – a répondu de la manière suivante :
« Nous proposons de peser les quantités de boues arrivant quotidiennement dans la station d’épuration et de diviser ce chiffre par la « production quotidienne moyenne » par personne, et nous obtiendrons une estimation fiable du nombre de nuitées. »

Cela mériterait de figurer en « Une » d’un gratuit, ça, non ?
Voilà du factuel qui va intéresser les ados.

Et si les « journalistes » des « gratuits »
sont à l’image de leur « production quotidienne moyenne« …

Allez, un peu de courage et de dignité,
faites autre chose dans la vie :
elle mérite mieux que ça…

5 Responses to Les « gratuits », la bêt(is)e humaine et les ados

  1. Joël Minois dit :

    S’il seulement c’était un abcès de fixation, mais même pas, il y a des publications payantes tout aussi débiles, et pas seulment en Suisse !

  2. Bob dit :

    Les journaux payants ont l’avantage de ne plus être beaucoup lu par les jeunes. C’est vrai qu’en proposant leurs « scoops » gratuitement, c’est une incitation à la violence et/ou des clients assurés pour les psys.

  3. finpoil dit :

    Billet très soulageant: c’est plutôt rassurant que d’autres s’insurgent. Ce qui m’étonne, c’est que vous n’évoquez pas le volume publicitaire effarant qui pollue la presse gratuite. Je me rappelle avoir suivi un colloque organisé par l’Institut de Journalisme de l’Uni de Neuch’, qui concluait que la presse ne remplissait plus le même but que lors de sa création: pendant les Lumières, les quotidiens et occasionnels luttaient contre la superstition des masses. Actuellement, on dirait que les journaux gratuits encouragent plutôt la propagation de stéréotypes…

  4. […] en Suisse romande. Il passe en revue ce qui était donné en pâture aux adolescents dans une seule édition du 13 décembre. Lisez, c’est […]

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