A l’occasion de la dernière rencontre du Collège International (Genève – 10.12.2018), Mireille DELMAS-MARTY a donné une interview à la Radio Romande (La Première « Tout un monde » – 18.12.2018), dans laquelle elle résume son opinion sur la situation internationale, avec la clarté d’une juriste et le souffle d’une visionnaire, en ces termes :
« La souveraineté « solitaire » d’un Etat, c’est qu’il fait ce qu’il veut à l’intérieur de ses frontières, sans se préoccuper du bien commun mondial. Il protège les intérêts nationaux, point final. Au besoin en construisant des murs et en entretenant l’illusion que ces murs vont arrêter l’immigration.
A l’autre bout il y a ce que j’appellerai la souveraineté « solidaire », c’est à dire un Etat qui ne renonce pas à sa souveraineté, et qui ne renonce pas à défendre les intérêts nationaux, mais qui défend aussi les biens communs de l’humanité, et cela me paraît inéluctable dans la mesure où le monde est devenu interdépendant. Un Etat ne peut plus prétendre être totalement indépendant, et l’interdépendance appelle la solidarité. »
« Une gouvernance SVP : « savoir, vouloir, pouvoir ». A l’échelle du monde, on ne peut plus utiliser seulement la fameuse séparation de Montesquieu, entre les pouvoirs « exécutif, législatif et judiciaire » parce que ces pouvoirs ne sont pas organisés à l’échelle mondiale.
A l’échelle mondiale se mettent en place, par exemple, les réponses au dérèglement climatique, ou les réponses humanitaires face au dérèglement des migrations : c’est peut-être une sorte d’agrégation des « savoirs » (le rôle des scientifiques comme lanceurs d’alerte). Ces « savoirs » doivent être recueillis par les « vouloirs » (les citoyens s’organisent horizontalement face à une situation qu’ils n’acceptent plus, grâce aux nouvelles technologies, Internet et autre). Puis, les « pouvoirs », qui ne sont pas seulement les Etats : ce sont aussi les pouvoirs économiques privés, c’est-à-dire les pouvoirs des entreprises transnationale. C’est cet ensemble qui permet une gouvernance mondiale.
Dans le cas du climat, ce sont les pouvoir économiques qui ont bougé les premiers, avec les investisseurs, et c’est en dernier que les Etats ont commencé à bouger et à se rallier – à moitié il est vrai puisque les USA se sont retirés de l’accord de Paris.
Cela veut dire cependant qu’il y a une sorte de gouvernance qui se met en place, non pas par séparation des pouvoirs, mais par alliance entre savoir, vouloir et pouvoir.
Le sentiment d’appartenance à une communauté nationale se construit à partir d’une histoire commune, même si c’est un passé quelque fois ré-inventé, mais il y a une mémoire. En revanche, à l’échelle mondiale, il n’y a pas d’histoire commune.
Donc la communauté de destin ne se construit pas sur la mémoire, elle se construit l’anticipation, sur l’avenir, sur le futur. Elle se construit sur des récits d’anticipation pour voir quels sont les destins possibles. A l’heure actuelle, on est un peu à la croisée des mondes, parce qu’on a plusieurs récits concurrents, alors il y a le vieux « récit de l’Etat-nation« , qui ne suffit plus.
Au niveau mondial, on a le récit du « tout-marché », on a le récit du « tout-numérique », on a le récit de « la Terre-Mère »(l’écologie quand elle devient radicale), on a le récit chinois de la « Route de la Soie » qui un récit impérial, qui combine le marché, le numérique, peut-être un peu d’écologie, mais pas beaucoup, et peu de droits de l’homme)et puis il y a un récit plus ouvert, celui des poètes, qui est celui de Glissant ou Chamoiseau (« Agis en ton lieu, pense avec le Monde », disait Glissant), qui parlent de la mondialité comme l’envers de la mondialisation : celle-ci est uniformisante, alors que la mondialité est une « politique des solidarités » et une « poétique des différences ».
C’est une vision qui dit à la fois : « notre destin est commun, mais nous ne souhaitons pas renoncer à nos différences. »
Suivre une conférence très intéressante de Mireille DELMAS-MARTY (décembre 2017) sur le site suivant :
https://www.youtube.com/watch?v=Lg4LUc0whv0