Voici la transcription d’extraits libres d’une interview orale, diffusée en direct, le 1 er mai, par la Radio Suisse Romande, de Mr Moncef MARZOUKI, précédent Président de la Tunisie pendant la période de transition.
Dans la nébuleuse médiatique où nous pataugeons tous un peu pour comprendre quelque chose aux événements du monde arabe, son analyse est assez éclairante (c’est nous qui soulignons les formulations qui nous paraissent importantes):
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Vous avez lancé il y a quelques jours le Mouvement du peuple et des citoyens, El Harak, pour promouvoir la citoyenneté auprès des Tunisiens. Le Tunisiens ne se sentiraient-ils pas encore citoyens ?
MM : Ecoutez actuellement, je peux dire que la Tunisie est un pays démocratique comme les autres. Nous sommes passés par une période intermédiaire assez difficile. Nous avons fait une Constitution commune et nous avons fait des élections. Nous sommes maintenant un pays démocratique normal, avec des gens qui gouvernent et des gens qui sont dans l’opposition. Moi, je suis dans une opposition à très long terme, une opposition de construction, parce que les objectifs de la révolution ne sont pas tous atteints. Nous avons encore beaucoup de chemin pour installer un Etat démocratique : entre le rite démocratique et une société réellement démocratique il y a encore beaucoup de choses à faire et je me lance dans ce travail, justement pour promouvoir le concept de citoyenneté. Je vous donne juste un exemple : nous nous sommes battus pendant trente ans pour que le peuple puisse disposer de lui-même, pour le droit de vote, mais sur 8 millions de Tunisiens, 5 millions se sont inscrits sur les listes électorales et 3 millions ont voté, alors il y a un grand déficit et c’est probablement notre responsabilité à nous, hommes politiques : ce que je veux promouvoir c’est l’accès de tous les citoyens à ces droits pour lesquels nous nous sommes battus. Donc, beaucoup de travail à faire…
La Tunisie doit tourner la page Ben Ali, force est de constater que le nouveau président est aussi issu de ce système-là… Est-ce qu’il va être difficile, avec le nouveau gouvernement, de tourner cette page-là ?
MM : Les gens s’imaginent que les processus démocratiques sont une espèce de chemin balisé qui va toujours dans le même sens, alors que les passages d’un Etat d’une dictature à une démocratie, c’est un mouvement lent, chaotique, difficile, avec des arrêts, des accélérations. Mais l’essentiel est qu’on aille dans la bonne direction. Il est sûr et certain que le chemin est encore très long. Effectivement, le paradoxe de ces élections, c’est qu’elles ont ramené démocratiquement – et je l’ai accepté – une partie de l’ancien régime. Cela s’est vu dans toutes les révolutions où il y a eu un grand niveau d’attente de la part des populations. Il y a toujours une déception par rapport aux gens qui viennent immédiatement au gouvernement après une révolution, parce qu’en fait ils n’ont pas de baguette magique et il y a toujours une tendance à la « restauration » qui fait partie du processus lent de toute révolution. Donc je ne suis pas étonné qu’une partie de l’électorat a voté pour l’ancien régime et c’est pour cela que j’ai créé El Harak et dire « attention, vous êtes revenus par la démocratie et ne touchez pas à la démocratie, parce que là nous sommes prêts à nous battre de nouveau si jamais vous y touchez« . Il y a effectivement quelques signes, quelques journalistes en prison. Il y a des lois de protection de policiers qui sentent un peu l’ancien régime, une tentative de museler la presse… Ces vieux comportements qui ont été actifs pendant 50 ans, ils ne disparaissent pas, surtout quand ce sont les mêmes hommes. Donc nous sommes là pour dire : « nous nous sommes battus pour cette démocratie et quand vous voyez le Parlement débattre d’une loi liberticide, vous dites : mais attendez, il n’en est pas question… » Il faut être très méfiant, très exigeant, mais il faut aussi être très patient, parce que nous sommes dans des processus historiques complexes qui prennent du temps. Ma génération a fini son travail : je m’efforce de former une nouvelle génération de leaders qui puissent continuer le combat parce que le problème, c’est que si le temps géologique, ça se compte en milliers d’années, le temps des peuples se compte en centaines d’années, le temps des individus en quelques dizaines d’années. La maturation d’un peuple, son arrivée à l’étape démocratique – pas seulement un Etat démocratique, mais une société démocratique – ça prend des décennies et des décennies. Moi, je n’ai été qu’une étape dans ce processus : je transmets le flambeau à d’autres qui, eux, continueront ce combat.
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Harak ne se veut pas un parti, mais un mouvement…
MM : C’est une mouvance, c’est un peuple de citoyens, ce n’est pas seulement le decorum, le rituel, les processus, les assemblées, ce sont des comportements, des attitudes, c’est une culture. C’est pourquoi, dans ce mouvement que je compte lancer, les aspects culturels et associatifs sont prédominants. L’aspect politique est secondaire, parce que nous avons besoin d’un parti politique, mais l’essentiel du travail se fera auprès des citoyens, auprès des jeunes pour les amener par exemple à s’inscrire dans les listes électorales, avec des explications de ce que sont les droits et devoirs des uns et des autres. Il y a tout un travail pédagogique à faire qui n’a pas été fait malheureusement pendant la dictature, au contraire, pendant la dictature, on a détruit toutes sortes de valeurs, notamment ce sens de la citoyenneté … Il faut maintenant reconstruire. (…)
Mon rêve, c’est d’être le « père spirituel » de ce mouvement. Je suis devenu Chef d’Etat, je ne peux pas monter plus loin… Je ne suis pas Sarkozy… je vois les choses de manière un peu plus complexe. Je voudrais vraiment mettre en place des processus, des expérimentations qui me survivent…
Comment voyez-vous la place de l’Islam politique en Tunisie ?
MM : J’ai toujours refusé de faire le distinguo entre laïc et islamiste. Pour moi la ligne rouge, c’est entre démocrate et anti-démocrate. Et dans cette famille démocrate, nous avons la chance d’avoir des islamistes démocrates, qui sont un peu l’équivalent des chrétiens-démocrates en Italie, donc des musulmans démocrates. Et de l’autre côté, des anti-démocrates qui sont aussi bien des laïcs que des islamistes. Il y a des islamistes antidémocrates, notamment les islamistes violents, armés, qui ne comprennent rien à la démocratie, qui la rejettent. Mais vous avez aussi des laïcs anti-démocrates : Ben Ali n’était pas islamiste… Pour moi la bataille politique doit être par les démocrates contre les antidémocrates. Tant que nous avons la chance en Tunisie d’avoir un parti qui accepte la démocratie, qui s’intègre à ce jeu démocratique, c’est un gain pour la démocratie. A la limite, la question qui se pose de plus en plus à ce genre de parti est de moins en moins idéologique et de plus en plus sociale. On ne lui demande plus maintenant « êtes-vous islamiste ou non ? » mais « quelle est votre position sur la réforme agraire, ou face à la corruption ? », etc. Donc on est, en Tunisie, en train de sortir de l’idéologie pour dire : ce sont des Partis de gouvernement, ils doivent résoudre les problèmes. La nouveauté c’est que « Ennhada » a accepté de s’associer avec un parti de l’ancien régime, un parti qui ne brille pas par son histoire démocratique : donc, quel va être le résultat de ce mariage un peu bizarre … Moi, mon attitude vis-à-vis de n’importe quel parti n’a plus rien à voir avec les idéologies. Pour moi, l’idéologie, c’est de la fumée. On cache derrière les véritables intentions. Aujourd’hui les vraies questions en Tunisie comme dans les pays arabes, sont : comment répartir les richesses ? Comment combattre la corruption ? Comment faire décoller l’économie ? Et tout ce fatras idéologique en rapport avec les histoires de niqab, les histoires de ceci ou de cela, c’est tout simplement des tentatives de noyer le poisson et d’éviter de poser les vrais problèmes…
Nous avons appris que la Tunisie était le principal pays pourvoyeur de recrues pour l’Etat islamique, pour Daech… Faites-vous confiance au gouvernement de ce pays pour lutter contre ce fléau ?
MM : La Tunisie est un pays curieux. C’est un pays arabe qui a le mouvement féministe le plus avancé, le mouvement démocratique le plus avancé, et en même temps nous sommes un grand fournisseur de terroristes. Mais il faut bien comprendre d’où ça vient. Pendant les 25 ans de dictature, une partie de l’opposition s’est renforcée dans le cadre de l’opposition démocratique, avec la société civile, etc, et une autre partie d’opposition islamiste fondée dans le refus et dans la violence, et au fond ces deux forces qui ont été créées sous la dictature, sont aujourd’hui « sur le marché ». Alors c’est vrai que nous exportons beaucoup de nos « desperados » de nos jeunes mais il ne faut pas oublier les Saoudiens, les Tchechènes, les Ouigours, que sais-je encore, des Européens… Le phénomène est international. Mais je voudrais ajouter juste sur l’attentat du Musée du Bardo : ces groupes s’attaquent à la culture (comme en Irak ou ailleurs) et c’est un message très fort. Ces gens disent « nous ne sommes plus de la même culture que vous » et la rupture est vraiment radicale. Nous sommes face à une radicalité totalement inconnue dans notre monde arabe, qui traduit la profondeur de la division dans le monde arabe et le danger d’une société radicalement éclatée. Mais il ne faut pas oublier que le « printemps arabe » a tiré le tapis sous les pieds de toute cette mouvance terroriste, djihadiste, qui se prenait pour la solution au problème de la dictature. D’une certaine façon, la dictature était très à l’aise de n’avoir en face d’eux que le terrorisme, et le terrorisme était très à l’aise de n’avoir en face de lui que la dictature. Et là arrive le « printemps arabe » pour dire « attention il y a une troisième force qui veut une transformation pacifique, démocratique », etc… et cela a pris de court aussi bien la dictature que le terrorisme, ce dernier déteste probablement plus le printemps arabe que la dictature. Et c’est pourquoi nous avons subi en Tunisie toutes ces attaques qui ont failli miner tout le processus, parce que à la limite ce que voulaient les uns et les autres, aussi bien la dictature que le terrorisme, c’est que nous, les démocrates, disparaissions du paysage pour qu’ils restent entre eux, se renforçant l’un et l’autre. La dictature sait très bien qu’elle a besoin du terrorisme pour se renforcer, pour se légitimer, et le terrorisme a besoin de la dictature pour exister, et donc aujourd’hui c’est de savoir si nous pourrons résister « entre le marteau et l’enclume », empêcher que le monde arabe soit pris entre le marteau et l’enclume et soit détruit aussi bien par la dictature que par le terrorisme.
La presse mentionne un jeune djihadiste suisse qui brandit une tête coupée…Qu’auriez-vous envie de dire à ce jeune homme suisse de 18 ans, converti à l’islam et qui s’apprête à partir pour le djihad ?
MM : Là, nous sommes dans l’irrationalité la plus totale. Ma première réaction est une réaction de honte dans la mesure où ces terroristes commencent par faire détester les islamistes. Moi je connais les islamistes, il y a des islamistes démocrates, des islamistes modérés, des islamistes imbuvables, c’est un spectre… Mais ce genre d’acte fait détester tous les islamistes, puis fait détester tous les musulmans et enfin fait détester l’islam et moi cela me fait mal ! Est-ce que les Suisses savent que 99 % des victimes du terrorisme islamiste sont des musulmans ? Nous sommes les premières victimes de cette folie, car c’est de la folie. Je suis un homme rationnel et j’ai du mal à expliquer ce type de comportement. Nous sommes doublement victimes parce que c’est nous qu’on tue, ce sont nos pays qu’on détruit, mais aussi notre réputation. Je me mets à la place d’un Suisse moyen, qui voit ce genre de choses, et qui se dit « mais c’est quoi , ces sauvages musulmans? » Or les musulmans n’ont rien à voir avec cela. Ces gens-là nous portent un tort terrible, alors nous sommes vraiment dans le psycho-pathologique, mais cela traduit aussi une réaction – je dis cela sans rien excuser – contre tellement d’injustice: ils sont allé beaucoup, beaucoup trop loin, et c’est devenu le problème de tous. On doit réfléchir à des solutions qui ne soient pas seulement sécuritaires, armées, etc, mais aussi face à toutes ces blessures psychologiques, ces mentalités de rejet de l’autre, qui entraînent l’islamophobie, etc…