Point de vue d’un Asiatique sur les droits de l’homme

Extraits libres d’un discours du Ministre des Affaires Etrangères de Singapour, à la Conférence des Nations Unies sur les Droits de l’homme – Vienne(Autriche) – 1993 (texte officiel dans sa version française, sous la référence A/CONF.157/PC/63/Add.28) :

 » Pour beaucoup de citoyens du tiers monde, les campagnes des droits de l’homme présentent souvent un aspect singulier, évoquant l’image d’un bateau qui prend l’eau sur lequel sont entassés des passagers malades, en proie à la faim. Le bateau est sur le point de dériver sur des eaux perfides, des eaux qui engloutiront nombre d’entr’eux. Le capitaine les traite souvent durement, parfois il est juste avec eux, parfois il ne l’est pas. Sur le rivage se tient un groupe d’observateurs riches, bien nourris et bien intentionnés.
Dès qu’ils voient le capitaine donner le fouet à l’un des passagers, le mettre aux fers ou même le priver du droit à la parole, ils montent à bord et s’interposent. Mais ils ne font rien pour apaiser la faim des passagers et soigner leurs maux. Si ceux-ci tentent de nager jusqu’au rivage pour se placer sous la protection de leurs bienfaiteurs, ils sont ramenés avec fermeté sur le bateau, toujours en proie à la faim et à la maladie.

(…) Je reste convaincu que la politique occidentale de promotion agressive de la démocratie, des droits de l’homme et de la liberté de la presse dans le tiers monde, à la fin de la guerre froide, a été et est une erreur colossale. Elle n’est vraiment d’aucun secours aux 4,7 milliards d’êtres humains qui ne vivent pas dans les pays développés, ni même peut-être aux 700 millions qui y vivent.

(…) Pour faire comprendre ce point capital aux esprits occidentaux, il faut d’abord lever les interdits qui, dans le discours occidental, rendent ces sujets tabous. Il faut d’abord amener les Occidentaux à reconnaître que, lorsqu’ils parlent de ces questions avec des non-Occidentaux, consciemment ou inconsciemment, ils leur font la morale. Il faut que cesse cette attitude des Européens à l’égard des Asiatiques, il faut en finir avec l’idée de leur supériorité morale, il faut faire en sorte qu’Asiatiques et Occidentaux engagent sur ce sujet un débat fructueux sur un pied d’égalité (…) J’espère que la conscience d’un certain nombre d’hérésies amènera les Occidentaux à admettre que dans ce domaine, ils n’ont ni le monopole de la sagesse ni le privilège exclusif de la connaissance, et qu’ils doivent faire preuve d’un peu plus d’humilité lorsqu’ils débattent de ces questions devant un auditoire asiatique.

(…) Une presse libre n’est pas nécessairement synonyme de société bien ordonnée : (…) l’Inde et la Chine représentent deux gigantesques laboratoires sociaux. (…) Ces deux pays réunissent à eux seuls les 2/5 de la population mondiale. Ils suivent chacun une voie politique très différente. L’Ouest applaudit à la liberté de la presse en Inde et désapprouve son absence en Chine.
Pourtant de ces deux sociétés, laquelle se développe aujourd’hui le plus rapidement et qui se modernisera vraisemblablement la première ?

(…) Lors de la destruction de la mosquée d’Ayodhya, les médias indiens ont tenté d’endiguer les réactions émotionnelles en restreignant la diffusion des enregistrements vidéo de la destruction de la mosquée. Mais beaucoup de ménages indiens peuvent voir les vidéo-clips diffusés, par satellite ou cassette, par des agences de presse étrangères (…) qui n’ont jamais eu à en subir elles-mêmes les conséquences. Ils étaient confortablement assis dans leurs fauteuils à Atlanta(Géorgie) ou à Hong-Kong et les émeutes provoquées par leurs émissions télévisées ne sont jamais arrivées jusqu’à eux. Ils n’ont malheureusement pas pris la peine de se demander s’ils auraient pu sauver des vies, non pas la leur, mais celles d’autres êtres humains, en faisant preuve de réserve.

(…) Je me suis rendu dans les bureaux de quatre grands journaux américains (NYT,WP,LAT et WSJ) . Si vous vous hasardez à sortir la nuit des bureaux de l’un de ces journaux, vous risquez votre vie. (…) Le danger que présente la criminalité rampante est considéré comme le prix acceptable de la non-réduction de la liberté.
A Singapour, vous pouvez vous promener n’importe où la nuit, sans risquer votre vie.
(…) L’intérêt de la majorité à pouvoir circuler en toute sécurité dans les rues des villes passe avant les considérations de respect de la légalité. (…) Il s’agit là d’un autre choix de société.(…) Permettez-moi d’ajouter qu’une ville qui interdit la vente de chewing-gum peut invoquer un droit moral de le faire, au même titre qu’une ville qui tolère la vente de crack dans ses rues. Essayons d’éviter la réponse instinctive et suffisante selon laquelle un choix est plus moral que l’autre. »

(…) « Chris Patten, arrivant à Hong-Kong cinq ans avant la date du retour de ce territoire à la Chine, propose une forme de gouvernement totalement inacceptable pour ce pays. Les Britanniques seraient choqués si un gouverneur chinois arrivait en Irlande du Nord et dictait les conditions de sa libération du Royaume-Uni. (…) Les Britanniques, comme beaucoup d’Occidentaux, estiment avoir le droit de dicter des conditions aux Asiatiques.(…)

(…) Les représentants occidentaux auraient fait preuve de courage moral, lors de la Conférence de Paris (sur le Cambodge en 1989), s’ils avaient fait front aux média occidentaux et leur avaient expliqué pourquoi la participation des Khmers Rouges était indispensable, si l’on tenait à ce qu’un accord de paix mette fin aux souffrances des Cambodgiens. Aucun dirigeant occidental n’a jamais songé à le faire – tant était forte l’hostilité envers les Khmers Rouges. D’où une contradiction curieuse pour des moralistes : la position manifestement correcte d’un point de vue moral (c’est à dire l’exclusion des Khmers Rouges) a entraîné des conséquences immorales – la prolongation de l’agonie cambodgienne. (…)

(…) Certaines des exigences des défenseurs des droits de l’homme sont irrecevables en tout état de cause. La plupart des sociétés asiatiques seraient choquées de voir dans leurs rues des militants pour les droits des homosexuels. Et si un référendum populaire y était organisé, la plupart de ces sociétés voteraient dans une majorité écrasante pour la peine de mort et pour la censure de la pornographie.(…)

(…) Pour un défenseur occidental des droits de l’homme, l’idée qu’il devrait faire preuve de modération dans ses exigences en matière de droits de l’homme à l’adresse des sociétés non-occidentales est presque aussi saugrenue que l’idée qu’une femme puisse être à moitié enceinte. D’un point de vue psychologique, ce militant ne diffère en rien du croisé d’une ère révolue. Il n’exige rien de moins qu’une conversion totale. De tels militants peuvent faire beaucoup de mal par leur fanatisme. Malheureusement, depuis qu’ils tiennent le haut du pavé parmi les défenseurs de la morale dans les sociétés occientales, aucun représentant des gouvernements ou des média n’ose leur porter ouvertement la contradiction.(…)

(…) Une seule force a le pouvoir de « libérer » le tiers monde. Le développement économique est probablement la force la plus subversive qui ait été créée dans l’histoire. Il ébranle les anciennes structures sociales et prépare la voie à la participation d’une fraction plus importante de la société aux décisions sociales et politiques.(…)

Bientôt 15 ans plus tard, ce discours a-t-il vieilli ?

Quelques réflexions :

– plusieurs pays asiatiques , dont la Chine, nous apportent la preuve qu’un développement économique peut se réaliser sans accorder de libertés individuelles, sauf une : « Enrichissez-vous « . Mais à quel prix humain, social et écologique ? Un exposition sur les droits de l’homme vient de s’ouvrir au « Musée des Minorités » à Pékin (« Le Monde  » du 23.11.06), alors que tout le monde a pu voir le tir à vue sur des Tibétains qui fuyaient dans la neige il y a trois semaines…

– le débat reste toujours d’actualité sur l’efficacité réelle des embargos, sanctions économiques et autres blocus (qui sont trois notions juridiques différentes). Faut-il mettre le tapis rouge pendant des années de négociations avec les bourreaux pour que le massacre cesse ? Milosevic et Karadzic pendant des mois dans un grand hôtel de Genève…

– Les Occidentaux ont raison de dénoncer l’absence de liberté de la presse en Chine, mais les Chinois ont raison de dénoncer l’absence de toute protection sociale ou médicale pour 45 millions d’Américains…

Il n’y a pas de demi-mesures dans les respect des droits humains indivisibles, figurant dans quantité de Conventions internationales : mais l’absence de compromis ne signifie pas la primauté d’une conception occidentale sur les conceptions asiatiques ou africaines de l’organisation sociale.

De toute façon, si la conception occidentale consiste à imposer les règles budgétaires établies par la Banque Mondiale ou le Fonds Monétaire International, notamment en faveur du « désengagement de l’Etat » dans des pays qui ne consacraient déjà que 3 à 5 % de leurs PIB aux droits élémentaires à l’éducation et à la santé, les droits de l’homme risquent de devenir d’ici quelques décennies un beau sujet de thèse universitaire – dans la catégorie « Histoire du XX ème siècle », s’entend.

Une petite visite dans les prisons françaises ?

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